mercredi 6 avril 2011

La philosophie kantienne de la connaissance , une introduction à la Critique de la Raison Pure

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I- la métaphysique est-elle une science ? (A)
Introduction : le but général de Kant
A-l’examen des sciences
B- le " problème " de la métaphysique (§9)
C- les trois grandes attitudes de la raison : le dogmatisme, le scepticisme, le criticisme
II- La nouvelle théorie de la connaissance (A) (B) (C)
A-La révolution copernicienne (A) §11
B- L’idéalisme transcendantal (A) (B)
Conclusion : le sauvetage kantien de la métaphysique
Vocabulaire
 

Ce cours peut être considéré comme une annexe aux cours suivants : " Les théories scientifiques sont-elles issues de l’expérience ? ", " La révolution copernicienne " et " Qu’est-ce que la philosophie ".

Il est avant tout une lecture de la préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure (1781 pour la 1ère édition, 1787 pour la seconde). Mais pour cette lecture, je ferai appel à d’autres textes importants pour bien comprendre la théorie de Kant ; il s’agit essentiellement de l’introduction (op. cit.), ainsi que la première partie des Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science (1783). Les élèves de terminale pourront se contenter de la première œuvre, les élèves de 2nd cycle devront lire les deux œuvres l’une à la suite de l’autre. Je vous conseille fortement de lire ces textes avant de lire mon cours ; puis de lire alternativement le cours et les textes ; mais pour que le cours soit plus facile à suivre, je vous renvoie précisément aux passages essentiels ; ainsi pourrez-vous, une fois avoir suivi ce cours, lire de nouveau intégralement et " seuls " les textes, et mieux les comprendre. J’ajoute que, toujours par souci de simplicité, je me référerai au premier texte –la seconde préface de la Critique de la raison pure- par le signe (A) ; au second –l’introduction de la Critique de la raison pure- par le signe (B) ; au troisième –les Prolégomènes- par le signe (C).


Le projet de Kant est de savoir si la métaphysique est une science ; pour ce faire, il faut d’abord savoir ce qu’est une science : il s’agit de savoir si, " dans le travail que l’on fait sur des connaissances qui sont du domaine propre de la raison, on suit ou non la voie sûre d’une science" ( §1). Ainsi Kant va-t-il étudier successivement toutes les sciences existantes, pour voir si ce sont vraiment des sciences, et déterminer ce qui fait qu’elles sont des sciences. Alors, il pourra appliquer ce critère à la métaphysique, et voir si elle est une véritable science.

Si donc Kant s’intéresse aux sciences, et à ce qui fait qu’une science est une science, retenez bien que ce n’est pas de manière complètement désintéressée : c’est avant tout pour critiquer les prétentions de la métaphysique à se présenter comme science.

    A-l’examen des sciences
Mais avant d’aborder ce point, comme on l’a dit, Kant se demande ce qu’est une science, en étudiant successivement toutes les connaissances issues de la raison, et qui se présentent comme des sciences. Il s’agit de la logique, des mathématiques, et de la physique. En dernière position, viendra la métaphysique.

Dans les §§ 2 et 3, Kant commence son examen des sciences par la logique : c’est qu’elle apparaît comme étant la plus certaine des sciences (cf. cours logique et mathématiques, partie I). Elle est la science la plus exacte et la plus sûre, car elle est toujours vraie. Elle a en effet à voir avec la déduction, avec les règles d’une pensée valide. Par exemple : "si a alors non a " est un énoncé logiquement faux car il n’obéit pas au principe de contradiction selon lequel une chose ne peut en même temps être elle même et son contraire.

Or, Kant va dire que ce qui fait la certitude de la logique, fait aussi ses limites. En effet, si la logique est une " science " si certaine, c’est parce qu’elle n’a pas d’objets. Ici, la raison n’a affaire qu’à elle-même. La logique ne s’occupe que des règles dont la raison se sert pour penser. Si bien que la logique n’est pas une véritable science, elle n’est que " le vestibule des sciences ". Elle servira à la condition minimale de la vérité, qui est la non-contradiction, l’accord avec soi-même.

La logique n’étant certaine que parce qu’elle est une connaissance purement formelle, vide de contenu, où la raison ne s’applique qu’à elle-même, elle est limitée, et n’est donc pas le modèle de la connaissance. Elle est d’ailleurs achevée, et on n’a rien à en apprendre.

Qu’en est-il des mathématiques ? Elles aussi se présentent comme un savoir certain. Mais, à la différence de la logique, elles ont un contenu. Elles sont une connaissance exacte et certaine, certes, mais elles ne sont pas purement formelles. Ici, la raison ne s’applique pas seulement à elle-même.

Kant opère ici une certaine révolution dans la caractérisation de la spécificité des mathématiques. Jusqu’alors, elles étaient considérées comme étant de nature logique (cf. (B) § 5). Kant va avoir une conception intuitionniste des mathématiques : en mathématiques, contrairement à la logique, tout n’est pas affaire seulement de forme, de concept, mais il faut toujours une intuition.
Kant (A) § 6

Le premier qui démontra le triangle isocèle (qu’il s’appelât Thalès ou comme l’on voudra) eut une révélation ; car il trouva qu’il ne devait pas suivre pas à pas ce qu’il voyait dans la figure, ni s’attacher au simple concept de cette figure comme si cela devait lui en apprendre les propriétés, mais qu’il lui fallait réaliser (ou construire) cette figure, au moyen de ce qu’il y pensait et s’y représentait lui-même a priori par concepts (ie par construction), et que, pour savoir sûrement quoi que ce soit a priori, il ne devait attribuer aux choses que ce qui résulterait nécessairement de ce que lui-même y avait mis, conformément à son concept.

Kant nous dit dans ce texte que la raison mathématique n’est ni pure raison, ni pure sensibilité. Elle n’est pas pure raison, car on n’y a pas affaire à de simples concepts. Ainsi dit-il que pour démontrer les propriétés de la figure, on ne peut se contenter de déduire ce qui est contenu dans le concept de figure. Mais elle n’est pas pour autant purement sensible : ainsi dit-il qu’on n’apprend pas plus les propriétés de la figure si on se contente de la regarder, ce qui renvoie non à la raison mais aux sens.

Kant ne développe pas, ici, ce qu’il entend par " connaissance mathématique " ; c’est qu’il a besoin de développer sa nouvelle théorie de la connaissance, et plus précisément, son " esthétique transcendantale ", théorie de l’espace et du temps. Disons rapidement que les mathématiques sont l’application de l’esprit à nos intuitions pures a priori  que sont l’espace et le temps. Kant veut dire que l’espace et le temps ne sont pas des intuitions empiriques, que nous acquérons par un contact immédiat avec l’expérience, mais qu’elles sont dans notre esprit antérieurement à toute expérience. Il prouvera cela, dans l’esthétique transcendantale, en disant que nous ne pouvons avoir aucune expérience sans qu’elle ne nous apparaisse comme étant dans l’espace et dans le temps.

Ce qui caractérise donc cette science qu’est la mathématique, c’est que l’esprit s’y applique à l’intuition pure. L’esprit travaille a priori mais il construit ses concepts (dans l’intuition), il ne les déduit pas par pure analyse, comme en logique.

Pour plus de détails sur la conception kantienne des mathématiques, cf. cours logique et mathématiques, partie II, A et E.

Qu’est-ce qui caractérise la physique ? Est-elle une véritable science, et si oui, qu’est-ce qui fait qu’elle est une science ?
C’est avant tout une connaissance empirique (cf. (A) § 7 : "je ne veux considérer ici la physique qu’en tant qu’elle est fondée sur des principes empiriques "). Mais elle n’est pas purement empirique : la raison y a une grande part.
Kant (A) § 7
Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l’air un poids qu’il savait d’avance lui-même être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, (…) ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit d’elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser pour ainsi dire conduire en laisse par elle ; car, autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation, qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose 
Ce qui fait que la physique est une science, c’est que la raison humaine interroge le réel selon ses propres plans (vues a priori, qui seront pour Kant des concepts appartenant à sa structure), et le fait rentrer dedans, le soumettant ainsi à des lois. Elle ne se borne pas à recopier passivement et fidèlement le réel, qui en tant que tel ne peut rien lui apporter. Il faut d’abord élaborer des lois, des théories (raison a priori) et ensuite vérifier si la théorie est valide, en faisant des expériences.
Ce qui fait de la physique une science, c’est qu’elle est théorique, " expérimentale ", et non purement sensible. C’est une connaissance ordonnée. Et ce qui la caractérise, c’est que la raison s’y applique à l’expérience (non plus à l’intuition pure comme les mathématiques, mais toujours de façon a priori, en projetant ses concepts sur l’expérience).
Pour plus de détails sur les rapports entre la théorie et l’expérience, cf. les cours : théorie et expérience ; l révolution copernicienne (surtout l’élargissement).


Qu’en est-il de la métaphysique ? Nous le savons déjà, la métaphysique est pour Kant un problème : elle revendique le statut de science, mais pourtant, il semble que ce statut n’emporte pas la conviction.

C’est bien le constat de Kant, dans le §9 :
Kant, (A) § 9

La Métaphysique, connaissance spéculative de la raison tout à fait isolée et qui s’élève complètement au-dessus de enseignements de l’expérience par de simples concepts (et non pas, comme la Mathématique, en appliquant ses concepts à l’intuition), et où, par conséquent, la raison doit être son propre élève, n’a pas encore eu jusqu’ici l’heureuse destinée de pouvoir s’engager dans la voie sûre d’une science  (…). (Kant va en donner deux raisons) (1) En elle, il faut sans cesse rebrousser chemin, parce qu’on trouve que la route qu’on a suivie ne mène pas là où l’on veut arriver. (2) Quant à l’accord de ses partisans dans leurs assertions, elle en est tellement éloignée qu’elle semble être plutôt une arène tout particulièrement destinée à exercer les forces des lutteurs en des combats de parade et où jamais un champion n’a pu se rendre maître de la plus petite place et fonder sa victoire sur une position durable. On ne peut pas hésiter à dire que sa méthode n’ait été jusqu’ici qu’un simple tâtonnement et, ce qu’il y a de plus fâcheux, un tâtonnement entre de simples concepts.
Kant en donne ici une définition par la méthode, et par la faculté de connaissance employée. Par la méthode : il s’agit d’une connaissance "spéculative ", qui recourt à des concepts, et non à l’expérience ; plus précisément, elle "s’élève complètement au-dessus des enseignements par l’expérience ". Par la faculté de connaissance employée : il s’agit de la "raison ". On a donc deux grands traits caractéristiques de la métaphysique : un emploi de la raison sans expérience et des concepts sans intuitions.

Cela revient à dire, d’ores et déjà, que la métaphysique n’est pas une science, puisque les deux sciences acceptées par Kant sont les mathématiques et la physique : la première est le concept appliqué à l’intuition (pure) et la seconde, la raison combinée avec, ou appliquée à, l’expérience.

Pour comprendre en quoi consiste précisément ce genre de savoir, prenons l’exemple de Leibniz, grand métaphysicien du 17e auquel Kant réfère souvent. Leibniz estimait fournir des connaissances de ce qu’est le monde véritablement, ie, de ce qu’est le monde, au-delà des apparences sensibles. Il parle donc bien du monde, mais sans se référer aux "enseignements de l’expérience ". Il se réfère à sa raison seule, et donc, seulement à des concepts (idées abstraites). La raison est donc la faculté de l’esprit qui nous permet de connaître le fonds de la réalité, qui n’est pas sensible, puisqu’on ne peut le connaître par expérience, mais " intelligible ". Seul l’esprit est à même de pouvoir atteindre une telle réalité. Par suite, la métaphysique est un discours qui prétend connaître, non pas seulement le monde, mais l’âme, et Dieu. Tous les métaphysiciens s’attachent à démontrer par la force seule de l’esprit, que Dieu existe, que l’âme existe, qu’ils ont telle propriété, etc. Ils ont une grande foi en la raison, qui a en elle (=indépendamment de l’expérience = a priori) de quoi dire comment est la réalité. Cette foi en la raison leur vient évidemment de sa réussite dans les sciences précitées.

La métaphysique se présente donc comme une science, mais encore, comme la science suprême, comme LE savoir. Kant parlera plus tard à son propos d’une attitude dogmatique : ceci, parce que la raison métaphysique est certaine de sa capacité à connaître, elle ne doute pas d’elle-même.

NB : précisons que Kant détermine également la métaphysique par son objet. Elle a précisément trois objets spécifiques : il s’agit de l’âme, du monde, de Dieu. Est métaphysique, tout discours qui prétend dire ce qu’est l’âme (est-elle mortelle ou immortelle, simple ou composée, etc. ?), ce qu’est le monde (est-il composé ou non d’atomes, est-il infini ou non, etc. ?), ce qu’est Dieu et s’il existe. Par là, on voit que la métaphysique est cette connaissance qui prétend soulever le voile des apparences, afin de découvrir la nature ultime, véritable, des choses, mais aussi, elle interroge sur le sens de la réalité, et rejoint par là la religion (pourquoi sommes-nous là ? etc.)

Il nous faut préciser avant d’aller plus avant dans notre analyse que Kant use d’un terme spécial pour caractériser cette forme de connaissance du monde par la pensée qu’est la métaphysique. Il s’agit de l’expression de " jugement synthétique a priori ". Un jugement est dit synthétique a priori quand il prétend se prononcer sur l’expérience et apporter des connaissances (c’est la signification du terme de " synthétique ") en se fondant pour ce faire, non pas sur l’expérience (il serait alors dit " a posteriori ") mais sur la raison elle seule, sur les concepts, sur la pensée (il est donc " a priori " : indépendant et antérieur à l’expérience, et n’ayant pas besoin d’elle pour que l’on sache qu’il est vrai). Comment peut-on avoir des connaissances, sans recourir à l’expérience ? Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles, et sont-ils même possibles ? Ces questions sont la forme particulière que prend le problème de la légitimité de la métaphysique chez Kant. De la réponse à cette question, dépendra le destin même de la métaphysique.

Or, la métaphysique, nous dit Kant, apparaît comme un perpétuel champ de bataille, ie, comme un domaine plein de contradictions et où on n’obtient donc aucun résultat certain. Pourquoi ?

Parce que, ici, on ne peut recourir à l’expérience pour départager deux théories concurrentes : ainsi, si un métaphysicien quelconque défend l’idée que le monde est infini, et l’autre qu’il est fini, comment les départager ? Comment savoir qui a raison, et donc, qui est dans le vrai ? Chacun développe des arguments valides en faveur de la thèse à laquelle il croit, et la démontre habilement par simples concepts. Les deux sont à la limite possibles ! On ne peut donc trouver ici rien qui permette l’accord : il n’y a pas de communauté de métaphysiciens et donc aucun savoir ne peut être atteint par cette voie.

NB : cf. grande ressemblance de la métaphysique avec la logique, qui a pour spécificité de n’avoir pas de contenu.

Cet état de guerre de la métaphysique a mené au scepticisme. Après la période dogmatique pendant laquelle la raison a eu autant confiance en elle, est venu le doute concernant les capacités de la raison à connaître, conséquence nécessaire de l’échec de la raison à apporter un savoir sûr et certain. Cf. (C) Préface (le passage sur Hume)
Kant (A) §18

Or, d’où vient qu’on n’a pu trouver encore ici la sûre voie de la science ? Cela serait-il par hasard impossible ? (…) combien peu de motifs nous avons de nous fier à notre raison si, non seulement elle nous abandonne dans un des sujets les plus importants de notre curiosité, mais si encore elle nous amorce par illusions d’abord, pour nous tromper ensuite ?
Mais Kant refuse le scepticisme concernant la raison humaine. Il serait absurde qu’elle ne nous serve à rien ; de plus, la raison a réussi à obtenir, dans la science physique, de grands résultats. Il semble qu’elle fournisse à la connaissance des éléments issus de son propre fonds, des éléments a priori : condamner la métaphysique en clamant son absurdité, c’est donc aussi condamner la science, en disant qu’elle aussi est illégitime, puisque, tout comme la métaphysique, elle semble recourir à des jugements synthétiques a priori. Or, pour Kant, c’est un fait indéniable qu’il y a des sciences, et que par conséquent, que la raison est capable de nous apporter des connaissances.

En fait, si la raison échoue en métaphysique, elle n’y échoue que faute d’une mauvaise application de la raison, et celle-ci n’est qu’un usage non réfléchi de la raison. La métaphysique, forte des succès de la raison dans la logique, dans les mathématiques, et dans la physique, s’est crue capable de trouver en elle-même tout ce qu’il fallait pour connaître la réalité (sans s’appuyer sur l’expérience). Jamais la raison ne s’est demandé comment elle était parvenue à ces glorieux résultats, et dans quelles limites elle pouvait le faire.

Kant fait donc appel, contre le scepticisme, non au dogmatisme, qu’il vient également de rejeter, mais à une attitude critique, qu’il nommera encore plus tard "transcendantale ". Le terme de critique se trouve dans le titre de son œuvre ("critique de la raison pure "). Il faut que, avant de chercher à connaître quoi que ce soit, la raison s’applique à elle-même pour se juger, pour savoir ce qu’elle peut faire et dans quelles limites.
Kant (A) § 16

La Critique (…) est opposée au dogmatisme, ie, la prétention d’aller de l’avant avec une connaissance pure (la connaissance philosophique) tirée de concepts d’après des principes tels que ceux dont la raison fait usage depuis longtemps sans se demander comment ni de quel droit elle y est arrivée. Le dogmatisme est donc la marche dogmatique que suit la raison pure sans avoir fait une critique préalable de son pouvoir propre.
Pourquoi la nécessité d’une critique de la raison s’impose-t-elle ? Pourquoi cette idée de limites ?
Commentaire de H. Grenier, La connaissance philosophique, Masson et Cie, 1973 , p. 59

Parce que si fonder revient à valider, authentifier un pouvoir, l’établir dans ses droits, c’est le propre de tout droit que de marquer les limites de son ressort. Tout droit s’accompagne au moins d’un devoir, celui de se délimiter. Une puissance ne se compare pas à un pouvoir. Une puissance est absolue et se situe au-delà du droit. Pour nous, un droit sans limite s’injurierait lui-même, comme il le fait dans le dogmatisme, cette manifestation débridée d’une raison sauvage, incapable de se donner un état civil.
L’idée de limite du savoir, de la raison, n’est donc pas négative, mais positive. Il s’agit de savoir jusqu’où on peut aller dans l’usage de la raison, sans " déraper ". De plus, toujours dans le § 16, Kant dit que " la Critique est plutôt la préparation nécessaire au développement d’une métaphysique établie en tant que science … "

NB : cette critique de la raison dogmatique vaut aussi de la raison scientifique irréfléchie, celle que l’on a pu appeler " scientiste " et qui a cru pouvoir atteindre le savoir absolu, du fait de ses grands progrès à un moment donné (cf. Comte et son " esprit positif ").

Le sceptique dit que la raison, dans les connaissances qu’elle produit, dépasse toujours l’expérience (il y a de l’a priori dans toute science : cf. physique et mathématiques, et ne parlons pas de la métaphysique, qui montre à quel point la raison " fait n’importe quoi ", projette ses attentes sur le réel…) ; il en déduit qu’il n’y a pas de véritable science. Le philosophe transcendantal, lui, part de la réalité des sciences, pour remonter à leurs conditions de possibilité : il y a des sciences, la raison nous apporte des savoirs ; comment fait-elle ? Quelles sont les conditions de possibilité de la science telle qu’elle existe ? Quelles sont les structures d’où la science tire ses possibilités ?

NB : " transcendantal " signifie : 1) conditions de possibilité d’une connaissance ; mais aussi, comme nous le verrons ci-dessous, 2) science des éléments a priori de la connaissance.

C’est cette critique qui a donc cruellement manqué à la métaphysique. Par la critique, Kant compte donc redonner tout son sens, à la fois à la raison et à la métaphysique. Nous allons voir que cette attitude critique va lui permettre d’accomplir la " révolution copernicienne " en philosophie, qui avait permis aux sciences de se constituer en sciences et de connaître le progrès.
Ainsi, pour résoudre les problèmes connexes de la métaphysique et de la raison, Kant ne fait rien d’autre que de prendre appui sur son exposé des sciences. Il a en effet montré, dans l’exposé de chacune d’entre elles, que toute science a pu progresser en changeant radicalement de méthode. Il ne s’agit de rien d’autre que d’une application de la question critique/ transcendantale, puisqu’il s’agit de se demander comment les sciences ont pu devenir sciences.

On voit bien en effet, dans le texte (A) que Kant ne veut pas abandonner la métaphysique, mais veut essayer de lui redonner un sens. Comment ? Il en donne la clef à la fin du § 10 : " Peut-être jusqu’ici ne s’est-on que trompé de route : quels indices pouvons-nous utiliser pour espérer qu’en renouvelant nos recherches nous serons plus heureux qu’on ne l’a été avant nous ? ".

Les mathématiques doivent ainsi leur progrès à une " révolution dans la méthode " :
Kant (A) § 6

(…) elle est restée longtemps à tâtonner et ce changement définitif doit être attribué à une révolution qu’opéra l’idée d’un seul homme, dans une tentative à partir de laquelle la voie que l’on devait suivre ne devait plus restée cachée et par laquelle était ouverte et tracée, pour tous les temps et à des distances infinies, la sûre voie scientifique. L’histoire de cette révolution dans la méthode, qui fut plus importante que la découverte du fameux chemin du cap, et celle de l’heureux mortel qui l’accomplit, ne nous sont point parvenues 
Il en est de même pour la physique : ainsi dit-il dans (A) § 7 que le progrès dans la physique et son avènement au range de science, "ne peut que s’expliquer par une révolution subite dans la manière de penser ".

Pourquoi ne pourrait-on faire la même chose en philosophie ? Si la métaphysique tâtonne autant, peut-être est-ce parce qu’elle n’a pas encore opéré ce radical changement de méthode ?   -Changement de méthode qui ne pouvait bien entendu être possible qu’à partir du moment où a une attitude critique envers la raison.
Kant (A) §§10 et 11
(…) Peut-être jusqu’ici ne s’est-on trompé que de route : quels indices pouvons-nous utiliser pour espérer qu’en renouvelant nos recherches nous serons plus heureux qu’on ne l’a été avant nous ? Je devais penser que l’exemple de la Mathématique et de la Physique qui, par l’effet d’une révolution subite, sont devenues ce que nous les voyons, était assez remarquable pour faire réfléchir sur le caractère essentiel de ce changement de méthode qui leur a été si avantageux et pour porter à l’imiter ici –du moins à titre d’essai,- autant que le permet leur analogie, en tant que connaissances rationnelles, avec la métaphysique.
Jusqu’ici on admettait que toute notre connaissance devait se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous les efforts tentés pour établir sur eux quelque jugement a priori par concepts, ce qui aurait accru notre connaissance, n’aboutissaient à rien. Que l’on essaie donc enfin de voir si nous ne serons pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité désirée d’une connaissance a priori.

Rappel : la révolution copernicienne est ce " moment ", dans l’histoire des sciences, où l’on décide, face aux problèmes que pose l’ancienne astronomie géocentriste de Ptolémée, de changer de référentiel : les choses ne seraient-elles pas plus simples si l’on échangeait les rôles respectifs de la terre et du soleil ? Ie, si on faisait tourner la terre autour du soleil, au lieu de dire, comme auparavant, que le soleil tourne autour de la terre ? Cf. cours " lrévolution copernicienne "
Ainsi Kant va chercher s’il ne serait pas possible de changer les rôles du sujet et de l’objet dans la connaissance, et résoudre les problèmes de la métaphysique. En effet, dans l’hypothèse où on suppose que la connaissance est un processus dans lequel le sujet (l’esprit connaissant) recopie fidèlement et passivement la réalité, et reçoit donc tout de l’extérieur, sans rien apporter de lui-même, alors, la métaphysique, qui suppose que la raison peut, sans recourir à aucune expérience, connaître quelque chose, apporter des connaissances, est une entreprise dénuée de sens. Peut-être qu’en supposant le contraire, on va pouvoir lui donner un sens et une certaine validité.

Comment cette nouvelle méthode permet-elle à Kant de résoudre les problèmes connexes de la métaphysique et de la raison scientifique ? Quelle est sa nouvelle théorie de la connaissance, le nouveau rôle de la raison dans la connaissance ? Comment la raison connaît-elle et que connaît-elle ? Et surtout, que connaît-elle a priori des choses ? Cette dernière question permet vraiment de voir s’il y a un usage valide de la métaphysique. Rappelons ici que le problème de la métaphysique prend chez Kant un nouveau nom : celui de savoir si et comment est possible un jugement synthétique a priori. Comment peut-on connaître a priori quelque chose de la réalité ? et le peut-on ?

Je vous conseille ici la lecture du texte suivant, que mon exposé permettra d’expliquer ; mais on ne peut se contenter d’un commentaire linéaire de ce seul texte pour expliquer en quoi consiste la révolution kantienne. Je vais également me reporter, et même davantage, à (B). Ce n’est qu’ensuite que, à mon sens, s’éclairera ce texte.
Kant (A) §§ 11 et 12

§ 11 Or, en métaphysique, on peut faire un pareil essai, pour ce qui est de l’intuition des objets. Si l’intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on en pourrait connaître quelque chose a priori ; si l’objet, au contraire (en tant qu’objet des sens), se règle sur la nature de notre pouvoir d’intuition, je puis me représenter à merveille cette possibilité. Mais, comme je ne peux pas m’en tenir à ces intuitions, si elles doivent devenir des connaissances ; et comme il faut que je les rapporte, en tant que représentations, à quelque chose qui en soit l’objet et que je détermine par leur moyen, je puis admettre l’une de ces hypothèses : (1) ou les concepts par lesquels j’opère cette détermination se règlent aussi sur l’objet, et alors je me trouve dans la même difficulté sur la question de savoir comment je peux en connaître quelque chose a priori, (2) ou bien les objets, ou, ce qui revient au même, l’expérience dans laquelle seuls ils sont connus (en tant qu’objets donnés) se règle sur ces concepts.–et je vois aussitôt un moyen de sortir de l’embarras. En effet, l’expérience elle-même est un mode de connaissance qui exige le concours de l’entendement dont il me faut présupposer la règle en moi-même avant que les objets me soient donnés par conséquent a priori, et cette règle s’exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder (…) nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes.

§12 Cet essai réussit à souhait et promet à la métaphysique, dans sa première partie, où elle ne s’occupe que des concepts a priori dont les objets correspondants peuvent être donnés dans l’expérience conformément à ces concepts, le sûr chemin d’une science. On peut, en effet, très bien expliquer, à l’aide de ce changement de méthode, la possibilité d’une connaissance a priori et, ce qui est encore plus, doter les lois, qui servent a priori de fondement à la nature, considérée comme l’ensemble des objets de l’expérience, de leurs preuves suffisantes –deux choses qui étaient impossibles avec la méthode jusqu’ici adoptée. Mais cette déduction de notre pouvoir de connaître a priori conduit, dans la première partie de la métaphysique, à un résultat étrange et qui, en apparence est très préjudiciable au but qu’elle poursuit dans sa seconde partie : c’est qu’avec ce pouvoir nous ne pouvons pas dépasser les limites de l’expérience possible, ce qui pourtant est l’affaire la plus essentielle de cette science. (…) cette faculté n’atteint que des phénomènes et non les choses en soi qui, bien que réelles par elles-mêmes, restent inconnues de nous.
L’analogie avec la révolution dans la méthode se comprend facilement : en effet, Kant veut changer de point de vue, changer de méthode en philosophie. Mais l’analogie avec la révolution copernicienne l’est beaucoup moins, quand on la développe. Copernic a changé de point de vue par rapport au géocentrisme : il a fait l’hypothèse que la terre tourne autour du soleil. Mais cela avait pour conséquence d’arracher l’homme à la place qu’il s’était arrogée au centre du cosmos (cf. cours révolution copernicienne). Or, en quoi va consister la révolution kantienne ? A donner une place centrale au sujet connaissant ! Il va faire tourner la réalité autour de la structure de notre esprit. Cf. dans le texte " nous ne connaissons (a priori) des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes "… Donc, ce que Kant renverse … n’est-ce pas Copernic lui-même ?

Mais que veut-on dire, quand on dit que Kant fait tourner la réalité autour de la structure de notre esprit ? C’est ce que nous allons voir en exposant la nouvelle philosophie de la connaissance de Kant, l’idéalisme transcendantal.

Il consiste à dire que, dans la connaissance, tout ne vient pas de la réalité seule. Le rapport sujet/ objet dans la connaissance ne peut être un rapport dans lequel le sujet est passif, un réceptacle, et le réel, l’extérieur, actif.

Pourquoi ? Parce que la connaissance, comme le dit Kant en (B), si elle est le point de départ de toute connaissance (en tant qu’elle lui apporte un contenu, une " matière "), ne peut suffire à nous donner une connaissance véritable. Entre la perception d’un corps qui tombe et la loi de l’inertie, il y a un gouffre ! Dans la perception première, en effet, on ne trouve que la rencontre avec un certain corps individuel qui tombe ; on ne sait pas si tous les corps tombent, s’ils tomberont tout le temps, et dans quelles circonstances, etc. Bref, dans un cas, on a un énoncé particulier, dans l’autre, on a une loi, un énoncé universel et nécessaire. Si vous avez bien compris la critique de l’induction (cf. cours théorie et expérience ; et la dissertation " L’expérience instruit-elle? "), vous devez maintenant savoir que l’on ne peut tirer un tel énoncé, universel et nécessaire, de l’expérience. Rien dans l’expérience n’est susceptible de nous procurer quoi que ce soit d’universel et nécessaire.

Mais, là où Hume disait, dans son Enquête sur l’entendement humain : donc, la connaissance scientifique n’est pas fondée, puisqu’elle va sans arrêt au-delà de l’expérience, Kant va dire que, puisqu’il y a une science, puisque nous avons des énoncés universels et nécessaires (du genre : " deux et deux font quatre ", " tout changement doit avoir une cause "), c’est qu’il y a quelque chose d’autre que l’expérience, qui participe à l’élaboration des connaissances. Ce quelque chose d’autre devra être indépendant de l’expérience, au sens où il aura sa source indépendamment d’elle ; Kant le nomme " a priori ". Est a priori quelque chose dont on dispose avant toute expérience.

Où le trouver ? Nulle part ailleurs que dans les structures de notre esprit. L’expérience apporte à la connaissance un matériau, un contenu, et l’esprit connaissant lui imprime la forme, une unité, un ordre. C’est donc l’esprit qui est chez Kant l’auteur de l’expérience (pas de sa matière, mais de sa forme).
Kant (B) § II

Et ce n’est pas simplement dans les jugements, mais encore dans quelques concepts mêmes que se révèle une origine a priori. Enlevez peu à peu du concept expérimental que vous avez d’un corps tout ce qu’il a d’empirique : la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, l’impénétrabilité, il reste cependant l’espace qu’occupait ce corps (maintenant totalement évanoui) et que vous ne pouvez pas faire disparaître Pareillement, si dans le concept empirique que vous avez d’un objet quel qu’il soit, corporel ou non corporel, vous laissez de côté toutes les propriétés que vous enseigne l’expérience, il en est une cependant que vous ne pouvez lui enlever, celle qui vous le fait penser comme substance ou comme inhérent à une substance (…). Il faut donc que, poussés par la nécessité avec laquelle un concept s’impose à vous, vous reconnaissiez qu’il a son siège a priori dans votre pouvoir de connaissance.
Kant nous dit ici que en plus des jugements a priori (" tout événement a une cause "), il semble également y avoir des intuitions ainsi que des concepts a priori ; ce sont eux qui nous permettent, justement, de former les jugements a priori.

Il en donne deux exemples : l’espace, et la substance. Ces deux éléments ne peuvent se trouver qu’en notre esprit, car ils sont a priori, ie, indépendants de l’expérience. Kant en obtient la preuve par une expérience de pensée : enlevez aux corps toutes leurs qualités sensibles, donc, tout ce que vous en donne l’expérience, et vous aurez toujours quelque chose, dont vous ne pouvez vous dépouiller ; il s’agit de l’espace, et de la substance. Ces deux concepts apparaissent dans toute expérience, et pourtant, ils en sont indépendants. Ils ne viennent donc pas de l’expérience, mais de l’esprit.

Kant va développer cela en détail dans la Critique de la raison pure : il s’agit de l’idéalisme transcendantal, nom qu’il donne à sa nouvelle théorie de la connaissance, théorie dans laquelle c’est le sujet pensant qui est la source de l’expérience, et plus précisément, qui est la condition même de toute expérience.

Essayons de la résumer à l’aide des deux derniers textes auxquels nous avons fait référence : (B) § II et (A) §§ 11 et 12; dans ce dernier texte, comme dans celui que nous venons de lire, Kant dit que la nouvelle méthode permet d’expliquer à la fois le niveau sensible de l’expérience, et son niveau intellectuel (intuition des objets/ concepts par lesquels nous déterminons ces concepts = espace et temps/ causalité, substance, etc.)

Point de départ : l’esprit a en lui une structure a priori qui élabore ce que nous apporte l’expérience (au sens de donné brut). On peut désigner cette structure par des termes multiples : une forme, un ordre, une unité, un " cadre ", un " filtre ". Il y a des formes sensibles, et des formes intellectuelles.

Voyons d’abord ce qu’il en est des formes sensibles, et du premier niveau de l’expérience.
C’est dans la partie nommée " esthétique transcendantale " que Kant nous explique ce qui se passe au plus bas niveau de notre expérience. Ce niveau, c’est le niveau sensible, immédiat, premier, de l’expérience. Esthétique transcendantale signifie science de la sensation, et plus précisément, science des conditions de toute expérience sensible (science des principes a priori de la sensibilité). Il se pose la question de savoir comment elle est possible, et quels éléments sont requis.

Au point de départ de toute expérience, qu’avons-nous ? Un ensemble de données sensibles non ordonnées (un " fouillis sensible ", que Kant nomme le divers de la sensation, ou encore, la matière de toute représentation/ intuition sensible). Ce chaos n’a rien en lui qui lui permette d’être ordonné. Il s’agit de tout ce que le sujet reçoit de l’extérieur. C’est donc la matière de l’expérience.
C’est l’esprit qui va lui donner une première mise en forme, une première unité, grâce à ses cadres que sont l’espace et le temps. L’espace et le temps sont des structures de notre esprit, que Kant nomme à ce stade notre " sensibilité " (= côté sensible de l’esprit). Ils ne sont donc pas dans les choses elles-mêmes. Ces cadres sont appelés des " intuitions pures " ou encore " formes de l’intuition ". Ceci, parce que, nous l’avons déjà vu, ils ne viennent pas de l’expérience. Mais ils sont antérieurs à elle, et en sont la condition même de possibilité. On ne peut rien imaginer sans se représenter ce quelque chose dans un espace ou dans un temps.

Exemple de l’espace : afin que nous puissions nous rapporter à des objets comme étant hors de nous et comme placés tous ensemble dans l’espace, il faut déjà que j’ai la représentation d’espace. Cf. Esthétique Transcendantale, in Critique de la raison pure, I, § 2, 1) : " l’expérience extérieure n’est elle-même possible avant tout qu’au moyen de cette représentation ". D’où :
Kant, CRPure, Esthétique Transcendantale, I, § 2, 1)

L’espace est une représentation nécessaire a priori qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures. On ne peut jamais se représenter qu’il n’y ait pas d’espace, quoique l’on puisse bien penser qu’il n’y ait pas d’objets dans l’espace. Il est considéré comme la condition de possibilité des phénomènes, et non pas comme une détermination qui en dépende, et il est une représentation a priori qui sert de fondement, d’une manière nécessaire, aux phénomènes extérieurs.
Ensuite, une fois cette première unité obtenue, une fois établi ce premier ordre dans les données que nous recevons du dehors, l’esprit va recourir à d’autres cadres : ces cadres sont appelés des " catégories ", ou " concepts purs ".

Kant expose ces éléments intellectuels (non plus sensibles) a priori de la connaissance dans la logique transcendantale, et plus précisément, dans la partie de cette logique appelée " analytique transcendantale " : il s’agit de la science de nos concepts a priori.

Exemples : la cause, la substance (permanence dans le temps). Ces concepts purs, indépendants de l’expérience, mettent en rapport les objets divers qui constituent notre expérience, en en faisant la liaison (= synthèse).

Comment Kant les a-t-il trouvés ? En prenant pour fil directeur la table logique des jugements établie par la logique formelle (issue d’Aristote). Pourquoi ? Parce que le concept est ce qui nous permet d’unifier en une représentation une diversité de représentations. Or, qu’est-ce qu’un jugement ? C’est une manière de lier un sujet et un prédicat, c’est une unification d’une diversité. Et si le concept est une fonction d’unification, alors, c’est qu’il est une possibilité de jugement, mais celui-ci est comme tel, en tant que seulement possible, indéterminé. On va donc pouvoir explorer la table des jugements possibles, afin de dénombrer les concepts de l’entendement.



Voici la table des catégories obtenue par Kant à partir de la table des jugements :
Logique générale (table des jugements formels)
Logique transcendantale (table des catégories)
  1. Quantité
Universels
Particuliers
Singuliers
  1. Quantité
  2. Unité
    Pluralité
    Totalité
  • Qualité

  • Affirmatifs
    Négatifs
    Indéfinis
    2-Qualité
    Réalité
    Négation
    Limitation
  • Relation

  • Catégoriques
    Hypothétiques
    Disjonctifs
    3-Relation
    Substance et accident
    Cause-effet
    Action réciproque entre l’agent et l’agent (communauté)
  • Modalité

  • Problématiques
    Assertoriques
    Apodictiques
  • Modalité

  • Possibilité-Impossibilité
    Existence-Non existence
    Nécessité-Contingence
    Les catégories obtenues sont donc les conditions a priori de toute expérience possible, et de toute connaissance scientifique. Aucun objet et aucune liaison d’objets réels ne peuvent contredire ces catégories. Elles ne dépendent pas de l’expérience, car elles sont nécessaires et universelles (présentes dans toute expérience et toujours les mêmes) : or, l’expérience est contingente et toujours changeante. Toute connaissance devra obéir à ces conditions, qui nous disent quelles conditions doivent remplir les objets dont nous ferons l’expérience. Pas d’objet, pas d’expérience, qui ne réponde pas à ces conditions préalables.
    Sans ces catégories, on ne pourrait pas vivre, parce que les objets n’auraient entre eux aucun lien, et n’auraient même aucune permanence. Par exemple, une chose pourrait être elle-même et son contraire, l’instant qui suit pourrait être cause de l’instant d’avant, je ne serais pas sûr de pouvoir retrouver les choses qu’hier j’ai mis à tel endroit, parce que cette chose pourrait peut-être disparaître entre temps, cesser d’exister, etc.

    Ces concepts purs sont donc a priori dans le même double sens que l’espace et le temps : ils sont antérieurs à toute expérience, et la rendent possible : ce sont les conditions même de l’expérience.

    Vous allez me dire que tout ceci n’est pas si nouveau, et donc, pas si révolutionnaire : Descartes ne disait-il pas la même chose dans son morceau de cire ? Quand on enlève successivement (par une expérience de pensée) à la cire qu’on passe sous le feu ses qualités sensibles, il ne reste qu’un " quelque chose " qui est la substance. Et cette substance ne vient que de notre esprit, pas de l’expérience, puisqu’elle ne nous donne rien de permanent. Kant, ici, se réfère à cette même substance, et dit qu’elle est l’élément a priori de notre connaissance/ expérience. Et cet élément, nous dit-il à la fin, ne peut avoir son siège que dans notre pouvoir de connaissance.

    Mais en fait, il y a une différence, et elle est de taille. C’est elle qui va nous faire passer d’une philosophie du sujet à une philosophie du sujet transcendantal. Descartes disait juste que dans toute perception, il y a intervention du sujet, puisque c’est en lui que se trouve l’unité de l’objet perçu. Mais il s’arrêtait là. On ne savait pas si l’expérience était alors une réelle connaissance de la réalité, si elle était objective : peut-être avait-on tort de projeter ainsi notre esprit sur le réel ? C’est ce que lui reprochera Hume. Kant, lui, a " vu " que le seul moyen de justifier les prétentions de la raison à connaître quoi que ce soit a priori, est de dire que les objets de notre expérience obéissent à ces mêmes structures de notre esprit. Ainsi, il y aurait accord assuré entre la réalité et l’esprit. Mais comment cela est-il possible ?

    Le " génie " de Kant va consister à dire qu’il est nécessaire de prendre l’objet en deux sens. Il y a l’objet tel qu’il nous apparaît, tel qu’il est pour nous, pour notre esprit, et l’objet tel qu’il est en dehors de nous, en soi, indépendamment de nous. Le premier objet, Kant le nomme " phénomène " ; le second, la " chose en soi ". Ce n’est que de cette manière qu’on va pouvoir admettre et comprendre la possibilité d’une connaissance a priori et de sa légitimité.

    Mais avant d’expliquer en détail cette distinction, il nous faut préciser un point important.

    Nous avons dit que les intuitions pures et les concepts purs sont antérieurs et donc indépendants de toute expérience, mais aussi, qu’ils sont les conditions de possibilité de l’expérience. De là, découle une limitation de nos intuitions et concepts purs. Kant va dire (dans la seconde partie de la logique transcendantale intitulée " analytique des principes " =ensemble des règles auxquelles on doit recourir pour l’application des catégories à l’expérience) qu’ils ne valent que dans les limites de l’expérience, et qu’en combinaison avec l’expérience.

    Expliquons-nous.

    Nous avons dans notre esprit des formes pures a priori qui nous permettent d’avoir une expérience, et qui sont même l’origine des lois de la nature. Mais ces formes pures a priori ne sont que les formes de toute pensée, elles ne sont que la possibilité de l’expérience, pas la réalité ! On peut bien par elles penser (puisqu’elles sont des connaissances possibles), mais ce n’est pas encore connaître. Pour qu’il y ait connaissance, il faut toujours une intuition, une expérience (au sens de " réalité extérieure ", si on veut, pas au sens de connaissance). C’est en recourant qu’on peut passer du possible au réel.

    Cela revient à dire qu’on ne peut avoir une connaissance absolue des choses, puisqu’on ne peut connaître les choses que dans certaines limites. Kant peut ici expliquer en quoi consiste l’échec de la métaphysique : elle n’a pas vu que les concepts purs a priori ne sont que les formes générales de toute pensée, ie, que, en tant que telles, elles sont vides … et que leur utilisation " valide " nécessite le recours à l’expérience, un " remplissage "…

    Suite à cela, Kant va nommer " entendement " la faculté de l’esprit par laquelle nous connaissons (= faculté des concepts). La " raison " est quant à elle définie comme la faculté de l’esprit par laquelle nous avons tendance à réifier ces concepts purs, à croire qu’ils peuvent nous donner des connaissances indépendamment de toute expérience (= faculté des Idées, une Idée étant une conception à laquelle rien ne correspond dans l’expérience).

    Allons plus loin : non seulement les formes de l’esprit ne valent que dans les limites de l’expérience, et qu’en combinaison avec l’expérience, mais elles ne valent que pour l’homme, et que pour la façon qu’ont les choses d’apparaître à l’homme.
    Extraits de la Critique de la raison pure, Esthétique Transcendantale

    p. 66 : Ces intuitions " ne se rapportent aux objets qu’en tant qu’ils sont considérés comme phénomènes et non qu’ils sont pris comme choses en soi. Les phénomènes forment seuls le champ où elles aient de la valeur ; si l’on sort de ce champ, on ne trouve plus à faire de ces formes un usage objectif "

    I, § 3 b) : " cette proposition : " toutes les choses sont juxtaposées dans l’espace ", n’a de valeur qu’avec cette limitation, que les choses soient prises comme objets de notre intuition sensible. Si donc j’ajoute ici la condition au concept et que je dise : " toutes les choses, en tant que phénomènes externes, sont juxtaposées dans l’espace, cette règle a alors une valeur universelle et sans restriction "
    Ces éléments purs a priori ne s’appliquent qu’à la manière qu’ont les choses de nous apparaître, pas aux choses telles qu’elles sont en soi (=indépendamment des conditions de notre sensibilité). Nous ne pouvons donc connaître les choses comme elles sont, mais seulement comme elles nous apparaissent. Nous ne pouvons nous représenter les choses que dans l’espace et dans le temps, que dans des liens de causalité, etc., mais cela n’est valable que de l’homme :

    Esthétique Transcendantale, § 8

    (…) quant à ce que peut être la nature des objets en eux-mêmes et abstraction faite de toute réceptivité de notre sensibilité, elle nous demeure tout à fait inconnue. Nous ne connaissons que notre mode de les percevoir, mode qui nous est particulier, mais qui peut fort bien n’être pas nécessaire pour tous les êtres, bien qu’il le soit seulement pour tous les hommes. 
    Sans cette restriction, nous dit Kant, on ne voit pas comment on pourrait savoir a priori quoi que ce soit sur la " réalité " ! Cf. (C) 287 : sinon, " on ne voit pas du tout comment les choses devraient s’accorder nécessairement avec l’image que nous nous chargeons nous-mêmes d’établir à l’avance ". Si les objets de notre expérience étaient les choses en soi, alors, tout ce qu’on en apprendrait devrait d’abord nous être donné ; mais le problème est que l’expérience ne nous apporte rien d’universel et nécessaire, bref : on n’aurait alors aucune connaissance. Alors que si on admet que nous ne connaissons des choses que les phénomènes, ie, les choses telles qu’elles obéissent à notre sensibilité (espace et temps), alors, on peut comprendre que l’on puisse avoir en nous, a priori, de quoi intuitionner ces objets de manière universelle et nécessaire.

    Ce qui " prouve ", bien évidemment, l’hypothèse de Kant, c’est le fait que nous ayions des connaissances universelles et nécessaires (car si seul les phénomènes rendent compte de la possibilité de ces éléments, alors, comme ces éléments sont réels, les phénomènes le sont aussi).

    Nous le disions tout à l’heure : par ce moyen, Kant peut expliquer que notre connaissance soit objective. En effet, dire que nous nos concepts ne valent que des objets entendus comme phénomènes, tels qu’ils sont pour l’homme, et non des objets tels qu’ils sont sans l’homme, c’est pouvoir dire que les objets obéissent aux règles de notre esprit, s’y conforment.

    Kant n’est donc pas sceptique ou idéaliste (sceptique) : s’il limite la connaissance à la seule expérience et plus précisément aux seuls phénomènes, c’est pour la rendre plus certaine. Pour bien comprendre cela, il nous faut ainsi étudier les grandes objections que l’on peut faire à Kant ; ces objections se résument à dire que l’idéalisme transcendantal revient à soutenir que :

    1. tout n’est qu’illusion et il n’y a pas de réalité vraie derrière les apparences (idéalisme subjectif mais aussi sceptique)
    2. nous ne pouvons connaître la réalité vraie mais seulement les apparences (scepticisme et relativisme)

    Réponses à ces objections :

    1. Kant ne croit pas que la réalité est produite par le sujet. Le sujet connaissant ajoute a priori des schémas à la réalité, mais la connaissance dérive de l'expérience, au sens de chose indépendante de nous (c’est " l’en soi "). Il n’y a pas de phénomène, dit-il, sans rien qui apparaît : c’est une absurdité. Seulement, de cela, on ne peut rien dire, cela nous reste inconnu. Essayez en effet de vous représenter quelque chose, sans vous la représenter : c’est impossible ! !
    2. Nous ne connaissons certes que ce qui peut apparaître à notre esprit ; mais cela n’est pas purement subjectif ; du moins, pas subjectif au sens où la représentation ne vaudrait que pour moi, ou même que pour l’homme mais alors en tant qu’il faudrait dire que, hélas, vu la constitution de l’homme, on ne peut pas connaître les objets tels qu’ils sont (car, en tant que phénomènes, on connaît bien les objets tels qu’ils sont…)
    Esthétique Transcendantale I, § 3, b, pp. 59-60 : (à propos de la forme pure a priori qu’est l’espace)

    Cette condition subjective de tous les phénomènes extérieurs ne peut être comparée à aucune autre. Le goût agréable d’un vin n’appartient pas aux propriétés objectives du vin, ie, d’un objet considéré même comme phénomène, mais à la nature spéciale du sens dans le sujet qui en jouit. Les couleurs ne sont pas des qualités des corps à l’intuition desquels elles se rapportent, mais seulement des modifications du sens de la vue qui est affecté par la lumière d’une certaine façon. Au contraire, l’espace, comme condition des objets extérieurs, appartient, d’une manière nécessaire, au phénomène ou à l’intuition du phénomène. La saveur et les couleurs ne sont pas du tout des conditions nécessaires sous lesquelles seules les choses puissent devenir pour nous des objets des sens. Elles ne sont liées au phénomène qu’en qualité d’effets de notre organisation particulière qui s’y ajoutent accidentellement.
    Autres références utiles :
    • (C) I Remarques II et III : Kant critique l’objection selon laquelle sa doctrine transforme toutes les choses du monde sensible en pure apparence ;
    • Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, § 8, Remarque III : sur la différence entre apparence et phénomène.
    Conclusion II : Kant a donc ici expliqué que les jugements synthétiques a priori sont bien possibles ; et il a expliqué comment ils étaient possibles (à quelles conditions, et dans quelles limites)



    Cette nouvelle théorie de la connaissance permet de donner un nouvel usage à la raison métaphysique. C’est en limitant l’application de la raison et donc le domaine de notre savoir que l’on sauve la métaphysique.

    Mais d’abord, comment Kant peut-il maintenant, à l’aide de l’idéalisme transcendantal, expliquer précisément l’erreur fondamentale, et donc la source de l’échec, de la métaphysique ?

    Nous avons vu ci-dessus que cet échec était dû à un usage non critique de la raison. Mais encore ? Quel est précisément le principe de son erreur ?

    Elle étend tout simplement les concepts purs de l’entendement, hors de toute expérience possible. Plus précisément, elle attribue aux choses en elles-mêmes, ce qui ne vaut que des phénomènes. Kant appelle cet usage, un usage " transcendant " (qui va au-delà de toute expérience possible).
    La raison dans son usage métaphysique croit avoir affaire, à travers les concepts purs de l’entendement, à des objets réels, et même plus réels que ceux de l’expérience sensible, en tant qu’ils sont dépourvus de toute détermination sensible. Ce sont des êtres " intelligibles ", des êtres " d’entendement ", de pensée pure. Kant les nomme des " noumènes " (cf. (C) § 45)

    NB : si la métaphysique est ici illégitime, elle est pourtant bien naturelle, et nul homme ne peut y échapper, pas même le scientifique. En effet, la science ne pouvant connaître que dans les limites de l’expérience, et que dans les limites de notre sensibilité, on ne peut qu’être insatisfait par ses explications. L’expérience ne peut jamais satisfaire la raison. On veut en savoir toujours plus, et remonter encore plus loin, jusqu’à l’origine de ce qui est, et de ce qu’explique la science. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Y avait-il un temps avant la création ou la naissance du monde ?, etc. : voilà des questions qui appartiennent à la dialectique naturelle de la raison humaine, comme le dit Kant. Ce qui revient à dire que la raison est naturellement métaphysique, tout comme l’homme. Si la raison humaine est malade, cette maladie est pourtant au bout du compte bénéfique : en effet, elle devient pour l’entendement scientifique un véritable guide vers un usage toujours plus étendu de ses concepts. Elle empêche l’entendement d’en rester à ce qu’il connaît, et elle le pousse à de nouvelles connaissances. Kant nomme cet usage positif de la raison " usage régulateur " ; c’est cette raison que l’on retrouve dans la Critique de la faculté de juger, qui s’intéresse à nos jugements esthétiques…

    La métaphysique a donc un usage positif ; quel est-il exactement ? Il n’est autre que " l’inventaire de tout ce que nous possédons (a priori) par la raison pure, ordonné de façon systématique " (Critique de la raison pure, Préface 1ère éd. A), c’est-à-dire, que la critique de la raison pure elle-même :
    Kant, (C ), Solution de la question générale…
    Afin que (la métaphysique) puisse, comme science, prétendre non pas à une simple persuasion trompeuse, mais à la pénétration et à la conviction, il faut qu’une critique de la raison elle-même expose toute l’étendue des concepts a priori, leur division suivant leurs diverses sources (sensibilité, entendement, raison), plus un tableau complet de ces concepts avec leur analyse et la totalité des conséquences qu’on peut en tirer, et ensuite et surtout la possibilité de la connaissance synthétique a priori par le moyen de la déduction de ces concepts, les principes de son utilisation, et enfin les limites de leur usage, le tout dans un système complet.
    Elle sert, non pas à prolonger nos savoirs, mais à définir le statut exact de nos connaissances

    Selon Kant, la métaphysique est dès lors possible comme science et devient même la plus simple des sciences, puisque la raison ne s’y applique qu’à elle-même, et ne prétend rien " connaître " de plus que son propre contenu.

    Une telle thèse a pourtant des limites. En effet, Kant estime que le système de la raison pure est exhaustif. Or, il a obtenu ses catégories en s’aidant de la logique aristotélicienne, qui était empirique : comment dès lors Kant pouvait-il prétendre en tirer quelque nécessité et universalité ? C’est bien une telle critique que fait Einstein dans le texte ci-dessous :
    Einstein, extrait d’un compte-rendu de l’ouvrage d’Alfred Elsbach, professeur à Ultrecht, Kant und Einstein, paru dans Deutsche Litteraturzeitung, 1924, p. 1688

    Selon moi, le but de Kant et de tous les kantiens a été de découvrir les concepts et relations a priori (i.e. non déductibles de l’expérience) qui fondent nécessairement toute science de la nature, parce qu’une science de la nature n’est pas pensable sans eux. A supposer que ce but fût accessible et atteint, ces éléments a priori ne pourraient pas entrer en contradiction avec une théorie physique rationnelle future. Kant considérait ce but comme accessible et croyait l’avoir atteint. Mais si l’on ne considère pas ce but comme accessible, on doit évidemment renoncer à se dire " kantien ".
    Il y a encore peu de temps, on croyait que le système kantien de concepts et de normes a priori pourrait résister éternellement. Cette position fut tenable aussi longtemps que la science de la nature postérieure (à Kant), telle qu’elle était tenue pour démontrée, n’enfreignit pas les normes en question. Ce qui ne se présenta de manière incontestable qu’avec la théorie de la relativité. A moins de vouloir prétendre que la théorie de la relativité est contradictoire avec la raison, on ne peut pas conserver le système kantien des concepts et normes a priori.
    Dans un premier temps, cela n’exclut pas qu’on maintienne au moins une problématique kantienne, comme le fait par exemple Cassirer. Je pense même que c’est un point de vue qu’aucune évolution de la science de la nature ne pourra réfuter strictement. Car on pourra toujours dire que les philosophes criticistes se sont trompés jusqu’à présent en établissant la liste des éléments a priori, et on pourra toujours établir un système d’éléments a priori qui ne soit pas contradictoire avec un système physique donné. Je tiens à dire brièvement pourquoi je ne trouve pas ce point de vue naturel. Soit une théorie physique se composant de parties (éléments) A, B, C, D qui forment ensemble un tout logique reliant correctement les expériences qui font partie de son matériau (expériences sensorielles). Dans ce cas, il arrive que le contenu conceptuel d’un nombre d’éléments inférieur à quatre, par exemple, de A, B, et D, sans C, ne veuille encore rien dire, de la même façon que A, B, C sans D. On est libre alors de déclarer que le concept de trois des quatre éléments, par exemple A, B, et C est a priori, tandis que celui de D est déterminé empiriquement. Ce qui n’est pas satisfaisant dans ce procédé, c’est l’arbitraire du choix des éléments désignés comme a priori, qui ne tient pas compte du fait que la théorie elle-même pourrait un jour être remplacée par une autre qui, à son tour, remplacerait certains éléments, ou même les quatre par d’autres. Il est vrai qu’on pourrait penser que nous sommes en mesure de découvrir des éléments qui ne peuvent pas ne pas être dans toute théorie, en analysant directement l’entendement humain ou même la pensée. Mais la plupart des chercheurs s’accorderont sans doute à dire que nous ne disposons d’aucune méthode pour découvrir ces éléments, même si l’on est enclin à croire en leur existence. Ou bien faut-il imaginer que la découverte des éléments a priori est une sorte de processus asymptotique, qui progresse avec l’évolution des sciences de la nature ? 
    Dans ce texte, Einstein remet en question le point de vue kantien sur la connaissance : on ne peut déterminer tous les éléments d’une théorie physique.

    Kant avait, dit-il, la volonté de retrouver les normes a priori de la connaissance , qui vaudraient pour toute théorie possible. Or, cette conception n’a été valable qu’aussi longtemps que la science de son temps l’a été. Par conséquent, Kant a seulement dit ce qui fondait la science de son temps, et non ce qui fondait toute science. On ne peut donc, puisqu’il y a eu la théorie de la relativité, garder un point de vue kantien sur la connaissance, qui stipule qu’on pourrait découvrir les éléments constitutifs de toute théorie. On peut considérer que ces éléments a priori évoluent avec la science elle-même.
    Ceci est très grave pour la validité de la critique de la raison pure et donc de l’idéalisme transcendantal ; Kant lui-même n’avait-il pas dit, dans la Préface de (C), qu’ " une telle critique n’est jamais sûre si elle n’est pas achevée entièrement dans les moindres éléments de la raison pure et dans cette sphère, c’est tout ou rien qu’il faut déterminer ou décider " ?

    Mais, heureusement, Kant a donné à la métaphysique un sens encore plus positif, à travers la morale.

    Que la métaphysique ait à voir avec la morale, cela se comprend facilement, et explique même que Kant juge très important de donner un certain sens à la métaphysique.
    En effet, la métaphysique a à voir avec les questions du sens de la vie. La raison métaphysique se pose des questions ultimes sur la réalité. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? L’âme est-elle éternelle ? Y a-t-il une vie après la mort ? Dieu existe-t-il ? Sommes-nous libres ? Voilà de grandes questions métaphysiques, auxquelles il paraît impossible de répondre, parce que, dit Kant, tout ce que nous pouvons connaître est limité à ce dont nous pouvons avoir l’expérience, et donc, une intuition. Le problème est que ces questions sont liées à la morale, et l’échec de la raison métaphysique à y répondre est donc une menace pour la morale. A quoi bon en effet agir moralement si notre âme est mortelle, s’il n’y a pas de vie au-delà de la mort, etc.

    Il va donc, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs et dans la Critique de la raison pratique, sauver la métaphysique d’une manière très originale. La métaphysique deviendra en quelque sorte une entreprise morale, et permettra de donner un sens à l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu…

    A suivre (prochain cours : la philosophie pratique de Kant).

    Vous trouverez ici les termes essentiels de la philosophie kantienne de la connaissance, déjà définis dans le cours.

    A priori : 1) ce qui est indépendant de toute expérience sensible ; s’oppose à ce qui est donné empiriquement ; 2) ce qui est condition de possibilité de la connaissance (condition de possibilité de l’a posteriori)

    Chose en soi : réalité inconnaissable que nous devons penser pour comprendre ce qu’est un phénomène : elle se manifeste ou apparaît dans le phénomène, elle en est donc l’origine

    Concept/ catégorie : appartient à l’entendement ; pure forme qui ne peut recevoir de contenu que de l’intuition sensible ; acte synthétique ou jugement qui subsume un divers sous une réalité une

    Connaissance transcendantale : c’est Kant qui le premier utilise ce terme avec une signification bien précise : il s’agit d’une connaissance qui s’occupe moins des objets que de nos concepts a priori des objets ; elle est synonyme de " philosophie critique ". Elle consiste à partir de ce que l’on cherche comme d’une donnée, pour remonter aux conditions sous lesquelles seules il est possible.

    Dialectique naturelle de la raison : chez Platon, la dialectique est la méthode par laquelle on atteint la réalité : elle est donc une connaissance vraie ; mais chez Aristote, duquel Kant s’inspire ici, elle désigne l’art du dialogue, de la confrontation, et, en son sens sophistique, arguties inutiles ; chez Kant, elle va désigner la prétention de la raison pure à dépasser le champ de la phénoménalité, à franchir les limites assignées à notre pouvoir de connaître, à confondre le concept et l’existence, à croire que la logique pure a une portée ontologique ; la raison est ici en perpétuel conflit avec elle-même ; cette dialectique est naturelle à la raison humaine, et donc, à l’humanité 

    Dialectique transcendantale : étude des mécanismes qui produisent les erreurs et illusions caractéristiques de la métaphysique

    Esthétique : théorie des formes spatio-temporelles de la sensibilité qui sont la condition de toute expérience sensible

    Idée (rationnelle) : fonction de la raison qui n’a pas d’usage pour la connaissance ; Kant fait une distinction entre l’Idée transcendantale, qui a pour fonction d’unifier les connaissances obtenues par l’entendement, en les systématisant, et l’Idée transcendante qui réifie cette unité, en croyant avoir affaire à un objet réel

    Noumène : réalité intelligible que l’on peut penser, mais pas connaître ; il s’oppose en effet au phénomène sensible

    Phénomène : chose telle qu’elle apparaît à l’homme, telle que seule l’homme peut la connaître, à travers la structure de son esprit (intuitions pures a priori, catégories)

    Transcendantal : condition qui rend une connaissance, une expérience, possibles

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