lundi 4 avril 2011

Gestion de la rareté, gestion de l'abondance

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Gestion de la rareté, gestion de l'abondance
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Janusz BuckiYvon Pesqueux
La valeur ajoutée est aujourd'hui un des indicateurs clés de l'activité économique. Ce concept qui trouve son origine dans la pensée économique représente la valeur du bien ou du service créée par l'entreprise. La valeur ajoutée relative aux activités non marchandes pose des problèmes d'évaluation, une des références étant le Système des Comptes Nationaux. Dans le cas des activités marchandes, elle est mesurée à partir du prix de vente. La valeur ajoutée est, le plus souvent, un "fantôme" tant que l'échange n'a pas été effectué. Jusqu'à ce moment, elle reste un coût ajouté car c'est la vente qui déclenchera sa matérialisation. L'économie marchande s'articule autour du chiffre d'affaires qui représente la valorisation, par l'échange, de la prestation proposée et mise en vente par l'entreprise. Le plus souvent, cette valorisation se fait donc a posteriori, après l'effort de fabrication, après l'engagement des dépenses. Plus le marché est concurrentiel, plus l'anticipation sur le prix est difficile et plus la prévision du chiffre d'affaires est hasardeuse.
On considère habituellement la valeur ajoutée comme proportionnelle au volume produit et vendu. Elle s'évalue ainsi :
                                      VALEUR AJOUTEE = PRODUCTION VENDUE - CONSOMMATIONS INTERMEDIAIRES

Elle exprime, à un moment donné, ce qui est distribué et sert donc de base à la répartition des revenus entre les agents économiques : salaires, charges sociales, impôts, dividendes, loyers, revenus de la propriété intellectuelle, intérêts et autofinancement.
L'origine de la valeur économique et sa mesure sont, depuis toujours, au centre des préoccupations des économistes. Les interprétations varient dans le temps, suivant les pôles de rareté-utilité dominants : la terre pour les Physiocrates du XVIII° siècle, le travail pour les classiques à la fin du XVIII° et au début du XIX° siècle, le capital depuis.
De nos jours, nombreux sont les auteurs, tel T. Gaudin [2], qui postulent que le savoir serait à l'origine de la valeur. Une valeur économique fondatrice a, depuis longtemps, été associée au facteur placé à l'origine de la création des autres valeurs économiques - les produits et les services échangés. Rareté et utilité déterminent leur prix qui engendre la valeur ajoutée, mesure de la valeur fondatrice. Lorsque la concurrence joue fortement, la réalisation du chiffre d'affaires devient aléatoire. La valeur ajoutée varie en conséquence. Si l'on admet qu'il s'agit de la mesure de la valeur économique fondatrice alors cela signifie que cette dernière est variable ce qui est difficile à accepter. Comme il est difficile d'accepter qu'un homme perde sa valeur lorsqu'il n'a plus d'emploi.

L'interdépendance des valeurs :
Cette interdépendance des valeurs constitue une "boucle étrange" se trouvant à la base du modèle économique taylorien. Elle n'était pas gênante tant que le marché permettait d'avoir un niveau de valeur ajoutée suffisant. Ce type d'interdépendances est bien illustré par la lithographie "Mains dessinant" (1948) d'Escher.
Aujourd'hui, le plus souvent, l'entreprise est vue comme une organisation ayant pour but de créer et répartir la valeur ajoutée. Les biens proposés sont valorisés en fonction de leur utilité et leur rareté. Si l'utilité reflétant l'adéquation de l'offre aux besoins des clients est acquise, c'est la rareté qui déterminera le prix. Cela signifie que la meilleure manière de majorer la valeur ajoutée est de produire la rareté.
Les séries limitées des timbres atteignent rapidement une cote supérieure à leur valeur faciale. Cela signifierait-il que la valeur économique fondatrice du revendeur mesurée par cette différence est justifiée ? ... la spéculation ne commence t-elle pas là où une valeur économique fondatrice produit une valeur ajoutée disproportionnée.Or, produire et livrer diminuent la rareté. Plus l'offre augmente, plus la rareté diminue et, de ce fait, la valeur ajoutée du fournisseur. Dans les pays où la rareté de l'offre s'oriente vers la rareté de la demande, le management se heurte au problème du maintien du niveau de la valeur ajoutée. La disparition des pôles de rareté, suite à l'offre toujours croissante, enlève aux entreprises leur repère de base. Le diagnostic de leur situation et de leur rendement devient incertain. Opérer sans repères est hautement périlleux. Il est alors nécessaire d'intégrer dans la pratique managériale et sociale non seulement la gestion de la rareté mais également celle de l'abondance.La compréhension de la situation socio-économique du monde post-industriel devient de plus en plus difficile. Une grande capacité à satisfaire les besoins matériels lui donne une dimension nouvelle. Pourtant la transition vers l'abondance engendre la crise. Le paradoxe de cette situation conduit de nombreux observateurs à s'interroger sur le futur et à rechercher les facteurs susceptibles de relancer l'activité économique.
L'IMPACT DU DEVELOPPEMENT DE LA PRODUCTION SUR LA VALEUR ECONOMIQUE
La genèse d'une entreprise repose sur la mise en commun des moyens et des compétences nécessaires afin d'assumer un objectif commun. L'entreprise est aussi généralement perçue comme agent de redistribution des revenus tirés de la vente de ses produits. La vente des produits suppose l'existence d'autres acteurs qui en expriment le besoin. La valorisation des produits proposés s'exprime par le prix, synthèse de leur rareté et de leur utilité. Pour un bien donné, ce sont donc sa rareté et son utilité qui en déterminent la valeur économique. Maintenir la valeur économique d'un bien suppose donc soit d'améliorer son utilité, soit de préserver son niveau de rareté par rapport à la demande.
A l'aube de la révolution industrielle, le niveau de la demande était tel qu'il était envisageable d'orienter le fonctionnement d'une entreprise simplement sur les volumes produits. Les conceptions managériales de l'époque ont donc été centrées sur l'augmentation des quantités fabriquées. Le Taylorisme en est la consécration.
La saturation des marchés locaux a contraint les entreprises à rechercher de nouveaux débouchés : c'est l'émergence du marché mondial. Les entreprises allaient là où leur offre représentait encore une valeur économique. Dans ce contexte, une stratégie possible passe par la recherche d'une position de monopole qui donne la possibilité de contrôler le niveau de rareté donc celui de la valeur économique. Cette stratégie allant à l'encontre de la cohésion sociale s'est vite heurtée aux barrières légales - Sherman Act et Clayton Act dès le début du XXe siècle aux Etats-Unis, par exemple. Une autre façon de préserver la valeur économique repose sur l'évolution des biens offerts vers une plus grande adéquation aux besoins des clients. Cette seconde stratégie est apparue plus tardivement. Elle se matérialise aujourd'hui par les politiques de qualité. Par ailleurs, et ceci de plus en plus, l'inventivité des entreprises s'oriente vers la création de biens et services nouveaux. En effet, l'alternative, sur les marchés concurrentiels, est la guerre des prix. Baisser les prix signifie réduire la valeur ajoutée globale. Pour préserver les surplus à répartir, les managers sont alors contraints d'opérer simultanément sur deux facteurs : optimiser les dépenses relatives aux achats et limiter le nombre ou le coût des acteurs entre lesquels le résultat peut être réparti. L'attention se focalise alors sur les facteurs de la productivité et de la flexibilité en volume. Dans cette optique l'homme devient un obstacle à la réversibilité des coûts. La tendance vers l'automatisation s'accentue. Réduire les effectifs est perçu comme le moyen permettant la diminution des frais fixes et la limitation du nombre d'acteurs partageant le surplus.

C'est cette politique qui prévaut aujourd'hui mais ses effets pervers en sont :
• du fait de systèmes de production plus performants, les volumes produits augmentent ce qui engendre une diminution de
  la rareté
des biens offerts,
• la suppression des postes de travail réduit le volume de la demande solvable.
Par ailleurs, la course aux innovations suscite souvent la création de biens superflus venant répondre à des besoins artificiels. Cet aspect mène, à l'heure actuelle, au développement de produits et de services nouveaux, indépendamment de l'utilité liée aux besoins qu'ils peuvent satisfaire. Comme le souligne T. Monod [4] : "Indépendamment de tout objectif raisonnable et justifié, l'homme moderne en arrive à faire les choses non plus parce qu'elles seront utiles mais parce qu'on peut les faire ... C'est l'objet, l'entreprise, la machine etc. ..., pris désormais pour une fin en soi". C'est également une revendication implicite des mouvements écologistes dans la mesure où cette sophistication inutile de l'offre gaspille des ressources.
La préoccupation dominante du management d'aujourd'hui est de maintenir ou d'augmenter la valeur économique fondatrice. L'obtention de cet objectif est supposée passer par la stratégie décrite plus haut. En réalité les effets obtenus démentent les attentes. A force de vouloir défendre le niveau de la valeur économique de cette façon, on la supprime. Le management s'inscrit alors dans un "univers impossible".

La boucle étrange du management post-industriel :
La finalité d'une entreprise est généralement perçue comme étant à la fois multiplication des biens et des services et accroissement de la valeur ajoutée à répartir. L'augmentation de l'offre réduit la rareté, ceci étant susceptible d'affecter le niveau des prix de vente et, par conséquent, de diminuer la valeur ajoutée. Organiser l'entreprise autour de ces deux objectifs a de bonnes chances de conduire, à terme, à la situation dans laquelle leur antinomie n'est plus possible à gérer.

L'ENTREPRISE ET LA SOCIETE
Dans l'histoire, l'Homme et la société ont toujours été confrontés aux différentes formes de la rareté. Dans ce contexte, la rareté engendre l'organisation du partage qui constitue alors le fondement des structures sociales. La rareté d'un moyen puise sa signification dans l'utilité qui lui est associée. L'utilité est, à son tour, engendrée par les objectifs poursuivis et les procédés adoptés pour les réaliser. L'ensemble des objectifs poursuivis représente la finalité de la structure sociale, les procédés sont relatifs au savoir-faire disponible à un moment donné.
La finalité "originelle" d'une société est de gérer le partage afin de permettre, à chacun de ses membres, de réaliser, le mieux possible, ses propres objectifs. Son efficience est conditionnée par sa culture vue ici comme l'ensemble des règles de partage intériorisées par chacun des acteurs.
Muni de son intelligence et en quête de son indépendance l'Homme cherche à échapper à la rareté en multipliant les biens. S'il y parvient, il brise alors les fondements de la structure sociale qui l'intègre. En l'absence d'un idéal adéquat, la société évolue vers la désintégration. A défaut des valeurs constitutives, fuir la rareté est donc antinomique avec la convergence sociale. C'est le problème qui se pose aujourd'hui dans les sociétés post-industrielles.

L'évolution d'une société :
Une société, tout comme une entreprise, se construit autour de trois éléments :
• sa finalité, ses ambitions : les objectifs poursuivis,
• son savoir-faire : les procédés associés aux objectifs,
• ses moyens : les ressources mobilisées.
Dans le contexte d'une finalité sociale donnée, deux types de prestations économiques peuvent être envisagés :
• celles qui concourent au fonctionnement de l'organisation sociale,
• celles qui concourent à la multiplication et l'échange des biens rares.
Les activités telles que la police, l'entretien de la voirie, la distribution de l'eau, les services municipaux ... relèvent du premier type alors que les entreprises industrielles relèvent du deuxième type.

On attend des entreprises, publiques ou privées, auxquelles est confiée la conduite des activités relatives au fonctionnement social, une prestation qui en respecte le contexte culturel. Les modalités de leurs prestations et de leurs prix sont placées sous le contrôle de la société. La valeur économique ainsi produite n'est pas déterminée, au moment de la livraison, par l'échange mais par des règles.
Que l'eau soit fournie par un syndicat inter-communal ou par une entreprise concessionnaire, les modalités de sa fourniture et son prix en sont réglementés. Cela signifie que sa valeur économique et alors sa valeur ajoutée sont fixées conventionnellement.Les entreprises industrielles fabriquent des produits dont elles sont propriétaires. Il n'y a donc, a priori, aucune obligation de partage. La valorisation de ces produits se fait en fonction de leur rareté/utilité au moment de leur échange avec d'autres acteurs. L'entreprise possède l'initiative des modalités de l'échange. C'est donc également elle qui propose les règles de partage et qui, alors, impose implicitement la finalité "commune" d'une organisation dans laquelle s'inscrivent, avec elle, les consommateurs.

L'échange finalise la société :
L'entreprise cherche alors, comme le souligne E.Faber[1], à accaparer le temps du citoyen pour le faire produire et consommer. C'est tout le discours idéologique d'annexion de l'idéal social au service des valeurs économiques.
Cette annexion s'appuie sur un double discours :
• vis-à-vis du personnel par une injonction à produire et la mise en avant des exigences de la performance et de la
  compétition ;
• vis-à-vis de la société par une invitation à consommer.

La finalité des entreprises est bien orientée vers le maintien de la valeur ajoutée et, par conséquent, de la valeur économique de l'entreprise. Tandis que la finalité de la société s'oriente vers la disparition de la rareté et l'ouverture de potentiels nouveaux comme, par exemple, l'acquisition de connaissances nouvelles, la conquête spatiale, l'amélioration des acquis sociaux, ...

Tant que fuir la rareté constitue le principal objectif, la distribution de la richesse produite basée sur l'échange prévaut :
                                                                     Travail « Argent « Produits Acquis
Cette logique de distribution des biens produits est considérée comme juste. Elle a été intériorisée au niveau de notre culture. Dans ce contexte, le travail représente une valeur économique.
A partir du moment où, faute d'une demande, "vendre" son travail est devenu trop difficile, le travail, lui-même, perd sa valeur économique.
Dans un marché saturé par l'offre, maintenir la valeur économique de l'entreprise et maintenir la valeur économique du travail deviennent alors des objectifs antagonistes.

"Mouvement perpétuel" du jeu de la Valeur Economique de l'Entreprise et de la Valeur Economique du Travail :
L'équilibre de ce système correspond à l'adéquation entre la production et la consommation. Cela signifie que le développement de la capacité de production est conforme à la capacité de consommation. Ainsi arrive t-on aux limites de la valeur économique de l'entreprise. Au-delà de la capacité de consommation, une production supplémentaire réduit les valeurs économiques, celle de l'entreprise comme celle du travail.
Dans la société d'abondance, cette situation risque fortement d'engendrer les effets suivants :
• désintérêt des citoyens vis à vis de la politique économique et sociale de l'Etat incapable de maintenir l'équilibre entre la valeur
  économique de l'entreprise et celle du travail,
• désintégration de la société suite à la mise en cause du bien fondé des Valeurs de Partage donc de la finalité de la structure sociale,
• la prise de conscience d'une nécessité de repositionner la finalité sociale de façon à injecter l'entropie requise pour l'alimentation du mouvement.

VERS LA SOCIETE D'ABONDANCE
Le développement des capacités de production conduit normalement à une situation dans laquelle la demande est satisfaite. Les entreprises, offrant une prestation pour laquelle la demande est satisfaite, perdent alors leur valeur économique. De ce fait, elles cessent d'être rentables ce qui compromet leur capacité à répartir de la valeur ajoutée et en démotive les acteurs. Ce phénomène ne saurait, bien sûr, toucher toutes les branches économiques simultanément.
La volonté de préserver l'existence de l'entreprise amène généralement à deux types de solutions :
• celles qui sont proposées par les propriétaires et qui passent, soit par l'abandon pur et simple de l'activité de l'entreprise, soit par la recherche de nouveaux clients dans un contexte de marché plus vaste,

• celles qui sont proposées par la société et qui passent par le maintien de l'activité par subventionnement ou nationalisation et qui risquent d'engendrer un comportement protectionniste.
L'abandon d'une activité économique par les entreprises locales fait entrer le pays dans l'économie mondiale qui, par nature, fonctionne indépendamment des règles de la vie sociale. L'entreprise étrangère qui accède au marché ainsi abandonné est susceptible d'accroître sa valeur économique. Tandis que le pays perd toute influence sur les modalités de la distribution des biens produits. De plus, la valeur économique du travail vient se mesurer à l'aune du marché mondial. Le pays risque, également, de perdre le savoir-faire correspondant. A terme, il accroît sa dépendance vis-à-vis de l'étranger. C'est le cas, par exemple, de l'industrie de la photographie en France.
Subventionnement ou nationalisation tendent à préserver l'autonomie du pays au détriment de la valeur économique de l'entreprise. Ceci induit des procédures et des réglementations supplémentaires afin de gérer l'adéquation entre l'offre et la demande. La réglementation de la valeur ajoutée qui en découle desserre les liens entre l'effort individuel et la récompense, perçus généralement comme étant la base de la créativité. En l'absence d'autres facteurs de motivation, ces entreprises risquent de manquer de capacité d'innovation et de voir les éléments les plus dynamiques rejoindre d'autres secteurs et hâter, par là même, les difficultés du secteur concerné.
Préserver l'autonomie du pays passerait donc par la promotion d'autres facteurs de motivation que ceux liés à la distribution de la valeur ajoutée et, par conséquent, à une adhésion plus forte aux valeurs constitutives.

La disparition de la rareté lamine peu à peu les fondements de l'organisation sociale. La société aura alors tendance à se diviser en sous éléments autonomes finalisés autour de leurs propres pôles de rareté. Ce contexte est favorable aux demandes d'autonomie régionale ou à l'émergence de sociétés dissidentes. Les structures sociales issues de ce processus acquièrent une identité définie, soit par référence à la tradition historique, géographique ou religieuse, soit par référence aux procédures de partage en rupture avec l'ordre établi.
C'est le cas des demandes d'autonomie régionale de la Corse, du Pays Basque ou encore de la poussée de l'influence des mafias.Dans le contexte de l'abondance des biens, la volonté de maintenir la valeur économique produit inévitablement des exclus en anéantissant la valeur économique de leur travail. Ils viendront contester les modalités du partage et, de ce fait, la finalité sociale.
C'est ainsi qu'émerge l'idée de partager les postes de travail suite à la montée du chômage structurel. C'est le cas de la destruction de la production ou de la stérilisation de ses moyens dans le but de maintenir la valeur économique des biens comme dans l'agriculture. C'est une lecture possible des émeutes de la communauté noire qui enflammèrent Los Angeles en 1992.
La préservation de la cohésion sociale passerait donc par la remise en cause des procédures de partage, la création de nouvelles valeurs de partage et, par conséquent, par un repositionnement de la finalité sociale.
Cette transition est actuellement en cours dans les pays européens industrialisés. Elle s'exprime par le développement de l'esprit communautaire même si les actions menées vont aujourd'hui davantage dans le sens de la défense des valeurs économiques européennes face à l'économie américaine ou japonaise. Par ailleurs, quand l'expression d'"Europe sociale" est réduite à la défense de la valeur économique du travail, il est alors, encore et toujours, question de défendre les valeurs économiques. Avec des points de départ différents, ces deux discours ne se différencient pas à l'arrivée.
L'intégration européenne pourrait trouver une efficacité réelle et susciter l'adhésion des citoyens si la mise en commun des potentiels de chaque pays donnait à l'ensemble, non seulement le maintien des valeurs économiques sur le marché mondial, mais surtout un potentiel supérieur permettant de faire face à des projets du XXIe siècle.

MANAGEMENT DE L'ABONDANCE
La finalité d'une société repose généralement sur deux objectifs complémentaires :
• multiplier les biens et les services sollicités par les citoyens dans le but de répondre aux aspirations individuelles et
  collectives,
• préserver l'autonomie afin d'éviter, autant que possible, toute négociation de compromis ou de concessions avec les tiers.
La rareté est un facteur préliminaire à l'émergence de la société. La rareté d'un produit ou d'un service implique son partage entre ceux qui les sollicitent. Le principe de partage met en exergue les valeurs devenues constitutives de la société. Son développement dépend de sa capacité à encourager le développement de la production destinée à satisfaire les besoins matériels de ses membres. La croissance de la production éloigne la société de la rareté des biens. A terme, le principe de partage, du fait de l'abondance, perd sa position de référence et les valeurs constitutives leur légitimité. La cohésion sociale risque donc d'être compromise malgré le potentiel supérieur dont la société dispose du fait de l'éloignement des soucis matériels. La seule façon d'assurer sa pérennité devient alors l'élévation des aspirations par la promotion de finalités nouvelles. Cette promotion est susceptible de mettre en valeur des objectifs nouveaux, individuels ou collectifs. Ils nécessitent, pour leur réalisation, des ressources nouvelles devenues dorénavant rares et utiles. La cohésion sociale se reconstruit alors autour de ces nouveaux pôles de rareté.

L'évolution d'une société suite à l'accroissement de son potentiel :
Le modèle économique actuel est centré sur les valeurs économiques et conçu pour motiver les acteurs dans le sens d'une productivité accrue. Mal compris et poussés à l'extrême, les concepts proposés substituent aux valeurs constitutives des valeurs économiques perçues désormais comme finalité à part entière. La "dialectique populaire" soutient cette permutation. Elle justifie que, dans le mode de partage vente-achat, seules les valeurs économiques donnent accès aux ressources permettant de satisfaire les aspirations individuelles et collectives. Cette dialectique incite les membres de la société à accumuler les valeurs économiques. Pour qu'elles préservent leur validité, il faut qu'elles préservent leur rareté.
Si la productivité croît, cette rareté ne peut être maintenue que par l'augmentation de la consommation. Ainsi arrive t-on à la société de consommation : l'effort pouvant être consacré à la création et à la promotion de nouveaux objectifs est retardé par l'effort d'incitation à la consommation.
Par le jeu des modes, l'industrie du vêtement conserve un niveau de la demande supérieure aux besoins réels. La multiplication des produits jetables, tels que appareils photos, briquets, vaisselles, ... réduit à l'extrême leur durée d'utilisation.
Dans le but d'accroître les quantités fabriquées, les entreprises procèdent alors à une délégation croissante des tâches de production aussi bien à des hommes qu'à des machines.
La délégation structure l'organisation de l'entreprise et elle se justifie par :
• l'augmentation quantitative et qualitative de la production du fait de la spécialisation de chaque entité autour de sous objectifs plus faciles à
  maîtriser et à réaliser,
• une plus grande disponibilité des acteurs opérant dans les niveaux supérieurs, suite à la substitution aux décisions déléguées de
  décisions plus globales et élaborées moins fréquemment.
Tant que l'effort de productivité allait de pair avec la recherche de la croissance en volume, les effectifs rendus disponibles étaient réemployés. En s'approchant du seuil de l'abondance, pour maintenir le niveau de la valeur ajoutée, la recherche de la productivité se focalise davantage sur l'automatisation et l'informatisation des moyens de production au détriment de l'agent humain. Cette stratégie fait que la valeur économique du travail a tendance à diminuer plus rapidement que la valeur économique de l'entreprise. Dans le contexte d'une économie mondialisée, ce phénomène peut encore être renforcé par le recours à de la main d'oeuvre étrangère à meilleur marché.
Lorsque le seuil de saturation d'une demande est atteint, le modèle économique appliqué renvoie alors une image de la situation de crise. La rareté est devenue abondance et, de ce fait, la primauté des valeurs économiques relatives à cette demande disparaît. Ceci concerne aussi bien la valeur du bien que celle du travail consacré à sa production. L'insuffisance de la représentation offerte par ce modèle et, en particulier, la non prise en compte du couple société-entreprise, engendre une démotivation des acteurs concernés. C'est le cas, par exemple, des agriculteurs européens ou des sidérurgistes ... Cette abondance souhaitée par la société est ressentie comme une crise par les entreprises concernées. Elle est mesurée comme négative par les instruments de gestion. On en déduit que maintenir la prestation relative à l'abondance signifie travailler sans bénéfice.
Le résultat de la délégation des objectifs et des tâches se traduit par une plus grande disponibilité des acteurs. Cette disponibilité exprime avant tout le potentiel croissant du couple entreprise-société lié à la libération d'une énergie jusque là consacrée à la réalisation des buts matériels.
Les entreprises qui profitent uniquement de cette plus grande disponibilité pour diminuer les effectifs afin de réduire les dépenses pour maintenir le niveau de la valeur ajoutée, les sociétés qui en profitent uniquement pour accroître la consommation (loisirs, plaisir de consommer, ...), n'obéissent à rien d'autre qu'à la primauté de la valeur économique.
Les réflexes managériaux, aussi bien du côté de l'entreprise que de la société, orientés vers la gestion de la rareté prennent mal en considération la réalité de l'abondance. Le "paradoxe" de l'abondance les oblige à participer au repositionnement de la finalité sociale. Une fois le seuil de saturation des besoins franchi, l'entreprise s'est acquittée de son rôle. Elle ne peut continuer son activité que dans le contexte d'une société plus ambitieuse, réalisant des projets d'une plus grande envergure venant générer de nouveaux pôles de rareté. La définition et la promotion d'objectifs plus ambitieux permettront d'assurer la pérennité de l'économie et la cohésion de la société. Au lieu d'opposer, comme on a tendance à le faire habituellement, il s'agit ici d'assurer le développement harmonieux de projets sociaux et industriels. La société suscite les besoins à la mesure de ses aspirations, l'entreprise en apporte la solution.
Les difficultés de compréhension des phénomènes socio-économiques découlent de la dichotomie du modèle social et économique. Il est souhaitable que les modèles futurs puissent intégrer et traiter l'interférence des finalités sociale et économique.

La pérennité d'une structure sociale passe par l'effort de productivité associé à la quête des finalités nouvelles :
Si l'abondance excessive mène à la désintégration des organisations sociales, la guerre de destruction peut jouer le rôle de soupape de sécurité. La pression trop forte des valeurs économiques est ainsi "jetée dehors" pour permettre de retourner à la rareté. A l'inverse, l'intégration autour de valeurs constitutives nouvelles régénère les valeurs économiques et redonne une dynamique à la vie économique et sociale.
Le relèvement des aspirations sociales - source de l'énergie indispensable à la dynamique de la vie économique :
[1] Faber E. : "Main basse sur la cité"- collection Hachette Pluriel - Paris 1992
[2] Gaudin T. : "Les métamorphoses du futur" - Economica - Paris 1988
[3] Genelot D. : "Manager dans la complexité" - INSEP Edition - Paris 1992
[4] Monod T. : "Sortie de scours" - Sehers - Paris 1991
[5] Plan comptable général - Imprimerie Nationale - Paris 1982

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